Notes sur Fukushima & le reste (dde.crisis)

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Notes sur Fukushima & le reste (dde.crisis)

Le numéro daté du 10 avril 2011 de dde.crisis continue l’exploration du phénomène des crises, de leur identification, de leurs enchaînements, de leurs proximités nécessaires, de leurs destins, etc. Cet intérêt se justifie évidemment par le fait que “la crise” en tant que telle devient le matériau principal de la structure des relations internationales d’un monde lui-même plongé dans la crise terminale du Système. C’est la crise de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima et tout ce qui l’accompagne, précisément sa cause et ses conséquences, mais aussi ses correspondances avec la crise libyenne, qui forment le fil rouge de la chronique de defensa de ce numéro.

 

L’observation de ce cataclysme, qui présente une succession de crises, doit se faire, dans notre chef, «avec le regard le plus large possible, en nous référant aux choses les plus élevées possibles, et en refusant absolument de l’extraire du contexte de la crise générale du Système.»

Rien d’étonnant dans cette démarche. Notre étude constante des crises, étude qui se fait selon une dynamique de l’esprit avec pourtant l’attention à des références fondamentales, de l’ordre de la Tradition, implique une recherche nécessaire de l’élévation des choses. Nous ne cherchons pas à trouver dans ces événements la démonstration ou la consécration de thèses et de théories produites uniquement par une intelligence qui ne se conçoit que dans l’avancement vers la modernité toujours en mouvement, mais au contraire les signes d’une rencontre avec une permanence que nous nous sommes déshabitués à deviner intuitivement comme essentielle, sinon vitale.

«…Nous ne faisions que suivre, en cela, un mouvement de l’âme que l’on put ressentir sourdement à cette occasion [à l’occasion de cette crise de Fukushima]. On notera alors qu’en suivant cette voie qui s’offre à nous impérativement, – il est impensable en effet de ne pas décrire ce cataclysme autrement qu’en des termes qui l’insèrent dans la tragédie de ce temps métahistorique, – nous suivons également notre conception largement exposée ces derniers mois dans différentes livraisons de “dde.crisis”. Il s’agit de la voie de l’eschatologisation, qui se fait dans les deux sens, des événements humains vers l’eschatologie, des événements eschatologiques (le tremblement de terre et le tsunami) vers les événements humains (la catastrophe nucléaire et ce qui suit).»

Le Système mis en accusation

Fukushima a été l’occasion de tour de passe-passe des événements… Le Système, en “la personne” du système de la communication qui est sa courroie de transmission la plus flexible et la plus imprudente par rapport à ses intérêts, – ce pourquoi nous le désignons souvent comme un Janus, – s’est laissé piéger. Il s’est emporté, emballé devant l’ampleur de la catastrophe (tremblement de terre + tsunami), pour cause de sensationnalisme et d’humanitarisme, pour ne pas renouveler l’erreur grossière de ses timidités afflictives qui avaient marqué son attitude face au tsunami gigantesque de décembre 2004.

Emporté donc par cette affliction-turbo des premiers jours de la catastrophe, le système de la communication n’a pas apprécié assez vite que la cause en passait de la catastrophe “naturelle” (on verra plus loin pour les guillemets) à la catastrophe nucléaire de Fukushima, conséquence directe de la précédence. Du coup, la méga affliction parut soudain reportée sur une catastrophe qui semblait ainsi mettre en cause un des fleurons du système du technologisme, ce qu’est la filière nucléaire productrice d’énergie. Tout se passa alors comme si le Système était mis en accusation…

«[L]le système de la communication a cédé au symbolisme de la catastrophe naturelle d’une puissance formidable, presque surnaturelle, soudain prolongée en une formidable catastrophe du Système, dans un domaine si spécifique et terrifiant qu’on peut là aussi croire à sa dimension surnaturelle. L’alliage presque intime de ces deux événements fournit la matière au symbolisme et à la spéculation dont il apparut aussitôt évident qu’elle conduirait le commentaire et la réflexion vers des perspectives catastrophiques pour l’ensemble des choses, et pour le Système lui-même. Aussitôt, aussi vite que l’interprétation catastrophiste avec ce potentiel de mise en cause du Système avait été identifiée, on fit machine arrière…»

…Mais trop tard, le “machine arrière”. (Et précisons aussitôt que cette description du Système piégé, faisant machine arrière, c’est-à-dire faisant passer Fukushima en pages intérieures de sa presse-Pravda tandis que l’opportune sottise de la “crise libyenne”, cet espèce de hochet pour le citoyen-Système BHL-Sarko, prenait sa place en “une” [les 18-19 mars], n’est pas une image pour figurer un complot humain, trop humain. Nous parlons d’automatismes de comportement car c’est ainsi que fonctionnent nos différentes élites robotisées.)

De Lisbonne-1755 à Fukushima-2011

Trop tard, car la crise de Fukushima était déjà imprégnée du formidable symbolisme qui en est la marque indubitable, – des rapports du nucléaire avec le Japon, à la question de la production de l’énergie coincée entre les deux termes d’une alternative entièrement catastrophique (nucléaire ou fossiles combustibles) selon la perception de notre psychologie chauffée à blanc… Donc, la crise était déjà consommée, étiquetée, emballée et élevée au grade de crise majeure.

«La puissance symbolique de la catastrophe japonaise apparaît ainsi, dans son détail, comme sans guère de précédent dans l’époque de la modernité. Elle supplante largement celle du tremblement de terre de Lisbonne qui, en 1755, avait donné une force extrême à la réflexion, celle de Voltaire en tête, du Siècle des Lumières annonçant la modernité et la mise en accusation de Dieu par le fait du déchaînement de la matière; mais elle le supplante, on le comprend bien, en offrant une interprétation absolument contraire. Le monstre Fukushima est accouché des effets de la pensée fécondée par Lisbonne, offrant le symbolisme de la perversion de cette pensée et de la destruction véhiculée par les effets de cette perversion.»

La référence Tchernobyl

Effectivement, Tchernobyl fut aussitôt dans tous les esprits. Il s’agissait, pour les bons esprits, de la mise en procès du nucléaire au travers de la référence à la plus grande catastrophe du genre. C’est oublier, au contraire de ceux qui ont vécu cette époque (avril 1986 et la suite) que Tchernobyl fut une catastrophe universelle, en ce sens qu’elle fut une catastrophe nucléaire qui mettait en évidence la nécessité de l’effondrement d’un système qu’on croyait acquis pour mille ans. Cela, d’autant plus que le dynamiteur Gorbatchev fut aussitôt à l’œuvre pour exploiter la chose au profit de sa glasnost, comme l’on se saisit d’un marteau pour frapper… Ainsi Gorbatchev usa-t-il de Tchernobyl pour attaquer et mettre à bas un système, suggérant que Fukushima pourrait faire de même, – pour le Système cette fois.

«Gorbatchev s’appuya sur Tchernobyl pour porter un coup terrible à la bureaucratie militarisée du système, qui avait montré son incompétence à l’occasion de la catastrophe. A partir d’avril 1986, la glasnost passa à la vitesse supérieure et, comme si elle était animée de sa puissance et de son ambition propres, mit en cause le système, – aussi bien sa puissance stratégique, sa jactance idéologique, que le saccage environnemental auquel il présidait. Cela vaut tous les procés du monde des écologistes contre le nucléaire, ces procès qui ont le vice de saucissonner le problème et d’exempter le Système de la condamnation générale et sans appel qui peut, seule, avoir raison de lui. Par contre, l’utilité de la dimension nucléaire de Tchernobyl fut qu’elle contribua encore plus à la démarche en lui donnant une dimension symbolique exceptionnelle; il s’agit de la même qui, au travers de Fukushima, devrait nous pousser à considérer que la logique extrême du système du technologisme est la destruction du monde; dans ce cas, le nucléaire n’est pas une exception détestable mais, justement, l’expression de cette extrémité. […]

»…Pourtant, Fukushima avait évoqué pour nous, par les manquements divers que la crise mit en valeur, une véritable crise du Système: anarchie des réactions des bureaucraties et du pouvoir politique, dilution de la responsabilité collective du pouvoir politique à la souveraineté dégradée, exacerbation de l’individualisme et des intérêts privés, dissimulation de la réalité par le pouvoir politique et le corporate power, mise en évidence des erreurs et des tromperies de gestion et d’organisation dues aux pratiques habituelles du capitalisme. Comme Tchernobyl, Fukushima est également une crise universelle, qui frappe un système, – le Système ultime, – et non pas seulement la branche du Système à laquelle il émarge.»

Le poids de l’anthropocène

On connaît l’intrusion de la classification de notre époque en une période géologique exceptionnelle, l’ère de l’anthropocène. Et l’on connaît la remarque de l’environnementaliste Bill McKibben, observant qu’à cause de l’anthropocène qui induit que les conditions naturelles du monde sont déstructurées par l’action humaine, donc qu’on peut considérer qu’il y a de la manufacture humaine dans la catastrophe japonaise (tremblement de terre + tsunami), c’est-à-dire Fukushima au bout de la chaîne : «We are remaking the world, and quickly; we are stumbling into a new way of thinking about disaster, where neither God nor nature, but man is to blame.»

La cause de tout cela n’est pas qu’il y aura un procès et une mise en accusation ; le procès est déjà fait, et tranché depuis belle lurette. Il y aura essentiellement une crise de la psychologie, car notre culpabilité est un insupportable fardeau.

«La catastrophe qui, aujourd’hui, frappe l’univers sous la forme de l’agression du Système portée à son terme, est de plus en plus mise au passif de l’homme lui-même, comme initiateur du Système, alors qu’il est évident qu’il n’en est que le complice par vanité et aveuglement, et la victime également. Cette situation conduit la psychologie humaine déjà épuisée à l’extrême de son épuisement, devant l’accusation qui est faite de la responsabilité humaine dans la catastrophe du Système de la modernité, alors que sa position de l’homme est celle du complice par aveuglement et de la victime. La crise existentielle de la psychologie humaine devient une perspective inévitable.»

L’embrasement de la psychologie

Nous élargissons l’objet étudié en adjoignant la crise libyenne à la crise de Fukushima, par le biais ainsi mis en évidence de la psychologie. C’est en effet l’action sur la psychologie et l’interprétation par la psychologie de ces crises qui importent, en donnant leur vraie importance à ces crises. Peu importe, dans ce cas qui est essentiel, le contenu de ces crises, et importent essentiellement leur dynamique, leur rythme, avec leur influence sur la psychologie. Ainsi, la crise libyenne peut-elle être évidemment assimilée à la crise de Fukushima, comme à toute autre dans ce cas ; c’est la dynamique et le rythme du temps métahistorique qui ont changé.

Chaque psychologie est paradoxalement apprêtée et rendue plus réceptive par l’individualisme imposé par le Système pour fragmenter le corps social et nourrie dans ce sens par la formidable puissance du système de la communication ; elle est prête à s’imprégner de la puissance formidable de la crise du Système. Chaque psychologie fait de la crise du Système sa propre crise existentielle.

«Notre hypothèse générale est que la psychologie est aujourd’hui directement confrontée aux conditions du monde, notamment par les conditions d’isolement et de rupture du lien social que crée l’individualisme à outrance, notamment par la puissance de la pression sur la psychologie qu’exerce le flot massif et spécifique (on veut dire structurée jusqu’à présenter l’apparence d’une essence propre) du système de la communication. C’est-à-dire qu’elle est directement confrontée à la crise du monde, jusqu’à une situation où chaque psychologie fait de la crise du monde collective sa propre crise individuelle. Dans les cas que nous décrivons, qui font naturellement partie du phénomène de la crise du monde en pleine évolution catastrophique, chaque psychologie individuelle est donc placée devant l’intrusion en elle-même de la folie du monde. […] Ainsi la psychologie individuelle “collectivisée” s’embrase-t-elle...»

La situation devient totalement celle d’un retournement de quelques-unes des armes favorites du Système contre lui-même, en donnant aux individus la conscience de la dimension de la crise du Système. «L’hyper-individualisme imposé par le Système a nécessité un système de communication si avancé qu’il finit par être une chose en soi, capable des effets les plus élaborés. Il pénètre dans les psychologies individualisées et y installe une perception très aigüe de la situation du monde, c’est-à-dire de la crise terminale du Système. L’arme de l’individualisme est alors retournée contre le Système puisqu’un sentiment collectif d’une puissance inouïe de la crise du Système s’installe dans les psychologies.»

L’Histoire et le surhumain

En orientant notre observation vers un niveau supérieur, nous observons que ces circonstances tendent à faire de l’Histoire une chose de plus en plus différente, échappant de plus en plus aux acteurs humains, – qui pourtant restent complices, par le biais de leur raison subvertie, de l’activité du Système. Les sapiens continuent à penser l’Histoire en cours en termes de signification humaine, alors que leur comportement enlève tout intérêt à cette signification, alors que s’impose l’importance du rythme et de la dynamique d’une bataille “surhumaine” entre les forces métahistoriques et le Système. Ainsi apparaît un domaine métahistorique qu’il importerait de désigner comme un aspect “surhumain” de l’Histoire, qui devient la véritable Histoire.

«Qui ne sent combien, en sacrifiant l’événementiel et l’élément spatial au rythme et à la dynamique de la poussée caractérisée par l’élément temporel, on se trouve conduit à la rencontre du véritable enjeu, qui est cet affrontement entre le Système et les forces métahistoriques lancées contre lui. S’il y a un “sens de l’Histoire”, on comprend qu’il est temporel et non spatial, qu’il concerne la signification de la bataille en cours qui est toute dynamique, et non pas le sens politique qu’impliqueraient l’affrontement et son issue. Il n’importe plus de “comprendre” des événements devenus incompréhensibles (ou bien, leur compréhension étant sans le moindre intérêt), il importe de les ressentir et de les deviner intuitivement, et cela ne peut se faire qu’en observant et en épousant le rythme, la dynamique et la puissance des forces en cause.»

Perspective du surhumain

La question du “surhumain” est intéressante. Le Système avait tout pour être “surhumain”, donc pour infecter cette notion spatiale de l’univers du mal absolu dont il est porteur. Il a préféré, ou plutôt il a bifurqué vers un autre développement. En subvertissant la raison humaine, le Système est devenu, lui-même, “humain, trop humain” ; en s’imposant comme dictateur absolu du monde humain, sous le masque de la modernité, il a abandonné toute possibilité, tout droit à la surhumanité. Les systèmes du technologisme et de la communication qui le charpentent et le structurent sont, eux aussi, des manifestations humaines, compréhensibles par la seule rationalité, et attachés à cette dimension. Ainsi le Système laisse-t-il le champ libre pour la surhumanité, qui reste à s’organiser formellement.

Pour clore cette chronique, nous nous arrêtons effectivement à la question du “surhumain”. Bien entendu, nous entendons un autre concept que celui de Nietzsche, en proposant qu’il n’y ait pas de filiation intérieure avec l’être humain («[C] comment l’être humain, qui conduit le monde au désastre dans des conditions où il perd toute capacité de contrôle, pourrait-il prétendre faire sortir de lui-même et du monde qu’il a créé les conditions de son dépassement de soi, – sinon, éventuellement, cul par-dessus tête, vers le bas, vers la Chute?»)…

«Les conditions que nous avons décrites, notamment avec la formation d’une vérité du monde hors d’atteinte d’une communauté humaine à la dérive si elle reste accrochée à ses chimères de communication et ses illusions de puissance (technologisme), suggèrent que la notion de surhumanité devrait être plutôt recherchée dans le lien à rétablir avec cette vérité du monde en train de se former dans un monde “parallèle” à notre univers agonisant. La surhumanité deviendrait alors la transmutation humble du sapiens dans les conditions hautes du monde, par contraste décisif et antagoniste avec la bassesse de l’univers que le même sapiens prétend conduire et qu’il a contribué à forger.»